Friday, December 16, 2005

 

Les Prodiges de la Chimie

par Nicolas BOKOV

Paru dans “La Pensée Russe” à Paris, du 6 avril 1972
Traduction du russe de M. Penin, V. Gédilaghine et A. Moussaïan

LA MORT LIBERATRICE

De tout temps l'humanité a considéré la mort comme l'horreur absolue. L'homme vivait dans la soumission à la mort. Et c'est justement "par sa mort ayant vaincu la mort" que le Christ a pu sauver l'humanité. "Mort, où est ton dard ? Enfer, où est ton triomphe ?" La victoire sur la mort, c'est d'abord une victoire sur l'esclavage devant la mort.
Mais, voilà que les rôles sont aujourd'hui inversés. La vie n'apparaît plus que sous le masque, impersonnel, uniformément grinçant, de la mort. Toutes les actions, les pensées, les expressions, n'obéissent plus désormais qu'à la norme commune du Monstre étatique. Et, que quiconque ose se débarrasser de son masque, vouloir éprouver, ne serait-ce qu'un instant, l'ivresse d'être un, seul dans l'univers, unique, il s'exposera inévitablement à ce rappel à l'ordre brutal :
- "Pantéléev ! A cet instant, le Pays tout entier fait des flexions-extensions, et toi !.."
Et Pantéléev, de se précipiter pour exécuter les mouvements de la gymnastique professionnelle à l'instar des autres collègues.
Pourtant, même si ce n'est qu'un instant, le masque a été arraché. "Quelle paix !" La joie de la libération. Un instant, mais de vraie vie. Après quoi, aussitôt la sanction : le héros se voit bras et jambes ligotées, – direction : hôpital psychiatrique. Nous l'y voyons débarquer au moment où le personnel soignant – autant de machines, aussi mornes que les décideurs d'en haut ou les citoyens soviétiques ordinaires – réunis autour de l'un d'entre eux, célèbrent sa "prodigieuse" invention : une potion capable de transformer tout dissident en herbe en un parfait robot, conditionné à prononcer à tout propos des stéréotypes du genre : "La plus libre du monde ! Plus haut, l'étendard ! Serrez les rangs ! En avant – à jamais, totalement, définitivement !"
– "Comment appellerons-nous notre trouvaille ?"
– "Joie ? Bonheur ? Fidélité au Bien Commun ?.. Appelons le du nom du guide du prolétariat mondial : Léninine !"
Mais même chez les geôliers-psychiatres, l'humanité reprend parfois ses droits. Et voilà que c'est le tour de l'un d'entre eux de "péter les plombs", happé qu'il est par le soudain appel du suicide, dans un élan pour quitter cette morte-vie, rejoindre la vive-mort.
"Mort libératrice !" On pense au Kirillov des Possédés et à son suicide logique. Une mort qui libère l'homme de la peur de la mort, l'élevant par là même à sa dignité d'homme-dieu. Car, Dieu, selon Kirillov, n'est rien que le symptôme d'une maladie ayant pour nom "peur de la mort". Athéisme à la Nietzsche ?.. Pour partie. Mais, à mille lieues du fade marxisme-léninisme.
Le Prodiges de la chimie n'a rien à voir avec un quelconque "réalisme fantastique". C'est du réalisme, tout ce qu'il y a de vrai, de profond, d'intelligent. Et le seul fait que de telles œuvres, denses, diablement expressives, surgissent parfois du tréfonds du samizdat, prouve non seulement que la littérature russe n'est pas morte mais que continue de battre l'âme russe éprise de liberté et cette langue somptueuse qu'est le russe.

Kyrill Pomérantsev

(traduction par Ara Moussaïan)

Les protagonistes

La Mort
Pantéléev – employé d'une administration
Le Chef de service
Employés aux visages velus, d'autres portant un masque
Le Médecin en chef
Le Médecin en second
Troisième Médecin
Un Policier en civil
Le Haut-parleur
Le Cauchemar
Les Malades
Le Chœur des Âmes


Première Scène

Dans un service de l'Institution. En fond de scène, portrait de Lénine enfant à côté de celui de Brejnev adulte. Plusieurs rangées de bureaux, dont un, le plus grand, est réservé au Chef de service.
Tous les bureaux sont occupés par des Employés, les uns à visage velu, les autres portant un masque (pommettes roses, rutilantes, comme chez les poupées ; rictus figé).
Près du fauteuil du Chef, un bac à papiers qui ressemble fort à une poubelle.
Incessants bruit et agitation dans le bureau : des papiers circulent de main en main et aboutissent sur le bureau du chef. Lequel les signe puis les dépose dans le bac.
Un des employés masqués se lève, fait quelques pas vers l'avant-scène, allume une cigarette. Un autre employé masqué le rejoint.

PREMIER EMPLOYE – Tu sais pas quoi ?

LE MÉDECIN EN SECOND – Non...

LE MEDECIN EN CHEF – Il paraît que Dourakov a sauté.

LE MÉDECIN EN SECOND – Première nouvelle !

LE MEDECIN EN CHEF – Et que Sobakine va être nommé à la place.

LE MÉDECIN EN SECOND – Et, alors ?..

LE MEDECIN EN CHEF – Les avis divergent : les uns ont la trouille, les autres espèrent que les choses vont s’améliorer.

(Un des employés velus s'avance à pas de loup, s’arrête à distance, mine de rien).

LE DEUXIEME EMPLOYE – Je crois qu'on nous écoute … (D’une voix affectée) : Tu savais que Sergueï Pavlovitch a approuvé le planning des travaux, en disant que c’était une excellente initiative ?

LE PREMIER EMPLOYE (D’une voix scandant les mots) : Parfaitement ! Il est plus que temps de retrousser les manches pour le bien-être général !

Marchant au pas, tous trois retournent à leurs places.

LE HAUT-PARLEUR – Votre attention s'il vous plaît ! Le programme de remise en forme va commencer !

Les employés se lèvent de concert.

Premier exercice : inclinaisons en avant. Essayez d’atteindre le sol avec les mains ! Et un, on inspire. Et deux, on expire.

Les employés exécutent l’exercice. L’un des employés masqués reste immobile, l'air pensif.

LE CHEF DE SERVICE (d'une voix forte) – Pantéléev !

PANTÉLÉEV (tressaillant) – Oui !..

LE CHEF DE SERVICE (solennel) – En cet instant, le Pays tout entier s'incline en avant, et toi !.."

Pantéléev s'incline en essayant d'atteindre les sol du bout des doigts…

LE HAUT-PARLEUR – Et maintenant, flexions des genoux. Un, deux...

Pantéléev reste immobile, regardant rêveur par la fenêtre.
LE CHEF DE SERVICE – Pantéléev !

PANTÉLÉEV – Oui !..

LE CHEF DE SERVICE – En ce moment même, la Patrie tout entière est en train de s'accroupir. Et toi !..

Pantéléev s’accroupit sur le champ.

LE HAUT-PARLEUR – Et maintenant, les sauts ! Et un, et deux ! Et un, et deux !

Les employés sautent lourdement sur place, Pantéléev n'en fait rien…

LE CHEF DE SERVICE – Pantéléev !

Pantéléev se met à sautiller sur lace.

Reprise du train-train bureaucratique. Sonnerie de téléphone. Le chef décroche l'appareil.

LE CHEF DE SERVICE (d'une voix tonitruante) – J’écoute ! (D’un ton servile) Ah, c’est vous, Ivan Pavlovitch ! (Il glousse). Quel homme incomparable êtes vous, Ivan Pavlovitch !.. Oui, oui, les projets sont prêts, Ivan Pavlovitch ! Je vous les envoie, toutes affaires cessantes, Ivan Pavlovitch !

Une corde avec deux crochets au bout descende du plafond. Un employé y suspend le bac qui remonte lentement puis disparaît.
Le haut-parleur entonne une marche. Les employés masqués se mettent en mouvement. Le Premier employé fait quelques pas vers l’avant-scène et allume une cigarette. Le Deuxième employé le rejoint.

LE PREMIER EMPLOYE – Tiens. J'en ai une bien bonne.

LE DEUXIEME – Vas-y, je suis tout ouïe.

Le premier lui murmure quelque mots à l’oreille. Ils pouffent. S'approche un employé velu. Le Premier employé donne un coup de coude au Deuxième.

LE DEUXIEME EMPLOYE (rigolard) – Vous avez raison, c’est un film formidable ! Tcherviakov est sans doute le plus grand comique du siècle !

Ils repartent au pas chacun de son côté.

LE HAUT-PARLEUR – Votre attention s'il vous plait ! Il n'y a aucune raison de s'inquiéter !

Agitation parmi les employés masqués.

"Du calme, camarades ! Il n’y a vraiment aucune raison de s’affoler. Du calme… du calme… du calme…"

Les Employés sont assoupis à leurs bureaux.
Sonnerie de téléphone. Le chef se réveille, décroche le combiné.

LE CHEF DE SERVICE (d’une voix somnolente) – J’écoute. (Avec entrain, servile) : C'est ça, Nicolaï Pa'lytch ! Tout de suite, Nicolaï Pa'lytch ! (Glousse). Je vole vers vous, pour ainsi dire, Nicolaï Pa'lytch ! (Il sort).

Pantéléev s’approche de la fenêtre et regarde au-dehors. Bourdon de la routine paperassière.
Le chef revient en courant.

LE CHEF DE SERVICE – Debout tout le monde !

Les employés bondissent.

Camarades, j’ai quelque chose de grave à vous annoncer. (D’une voix plaintive) : Le camarade Dourakov a commis des erreurs… (en forçant la voix)… que le camarade Sobakin va essayer de corriger ! Que ceux qui sont « pour » lèvent la main.

Forêt de mains levées.
Adopté à l’unanimité !

Les employés se mettent en file indienne et disparaissent un à un dans les coulisses. Pendant ce temps, deux employés velus décrochent le portrait de Dourakov et le remplacent par celui de Sobakin. Puis, en bon ordre, les employés regagnent leurs postes.
Les velus sont restés velus, tandis que les autres ont changé de masques, lesquels expriment désormais sérieux et gravité. Les tons roses ont disparu, prédomine le vert nuance glauque.

PREMIER EMPLOYE (mécontent) – Pas un qui soit à ma taille !

LE DEUXIEME – C'est comme si j'étais pris dans un étau !

LE PREMIER – Et moi, au contraire, trop grand !

LE CHEF DE SERVICE – Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ?..

LE PREMIER EMPLOYE (résolu, provocant) – Vous voyez bien !..

LE CHEF DE SERVICE – Pas de quoi fouetter un chat. Problèmes de croissance que tout ça. Vous verrez !.. Le jour viendra où tous nos besoins seront satisfaits !
Pantéléev se dirige vers la fenêtre.

Bruissement de feuilles de papier.

LE CHEF DE SERVICE – Pantéléev !

Silence.
(Tonitruant) : Pantéléev !!

PANTÉLÉEV (violemment) – Qu'est-ce que vous voulez ?

Silence.
(Décidé) : Eh, bien !

Silence tendu. Le chef est pétrifié.
Pantéléev arrache son masque.

Cri d'épouvante général. Les uns se cachent le visage avec leurs mains, les autres, contre leur bureau. Et pourtant, la physionomie de Pantéléev est des plus ordinaires : un peu bouffie, bon enfant ; son regard exprime la jovialité. Il pousse un soupir et se tourne vers les autres employés qui l’observent à la dérobée, terrorisés.

PANTÉLÉEV – Quel délice ! (Il éclate de rire).

LE CHEF DE SERVICE – Hé, ho !.. Qu’est-ce qui te prend ?..

PANTÉLÉEV (gaiement) – Veuillez me vouvoyer, s'il vous plait !

LE CHEF DE SERVICE (décontenancé) – Heu-eu… vous… heu-eu…

PANTÉLÉEV (respirant profondément) – Formidable !

LE CHEF DE SERVICE (sur un ton attendri) – Pourquoi tant de hâte ?.. Il suffisait de venir nous voir… Nous aurions pu vous conseiller…

PANTÉLÉEV (alarmé) – Me conseiller !?..

LE CHEF DE SERVICE (paternaliste) – Ça ne se fait pas, voyons… Pensez-vous que nous ne soyons pas des êtres humains, nous aussi ?

PANTÉLÉEV (effrayé) – Loin de moi cette pensée !

LE CHEF DE SERVICE (mielleux) – Si vous saviez comme c'est difficile… On est parfaitement conscient des problèmes ? Evidemment, si nous pouvions… Alors que, vous : tout, tout de suite…

PANTÉLÉEV (affolé) – Je… je…

LE CHEF DE SERVICE (mielleux) – Vous êtes fatigué… Le surmenage, bien sûr… Vous auriez besoin de repos. Nous allons vous soigner…

PANTÉLÉEV (tremblant) – Je… je… je ne suis pas malade…

Le chef fait signe vers les velus, qui viennent encercler Pantéléev.

LE CHEF DE SERVICE – Notre collectif va vous aider… Nos médecins sont là pour combattre le mal dont vous vous êtes atteint… (Il sort un mouchoir pour se moucher et s’essuie les yeux. Sur un ton larmoyant) : On te sauvera, va, Pantéléev !

PANTÉLÉEV (hors de lui) – Cessez de me tutoyer, je vous prie !

LE CHEF DE SERVICE – C'est bien ce que je pensais… Apparemment, le mal a déjà pas mal progressé... Ne perdez pas espoir, Pantéléev !

PANTÉLÉEV – Je… je…
Le chef agite son mouchoir. Les velus se jettent sur Pantéléev, lui tordent les bras dans le dos, le font tomber au sol et lui lient les chevilles. Un crochet descend du plafond, qu'un des assaillants lui passe entre les jambes.
Les employés se mettent en carré.
Suspendu par les pieds Pantéléev est descendu sous scène. Quand ne restent visibles que ses jambes, le deuxième rideau tombe où l'on peut lire :

DEHORS – LES BREBIS GALEUSES !

Le haut-parleur entonne une marche triomphale.


Deuxième Scène

Pantéléev, toujours suspendu par les pieds, refait son apparition sur scène par le haut.
La scène est traversée de gauche à droite par une rangée de chambres-cellules. Sur le mur du fond, en hauteur, lucarnes protégées par des barreaux. Des hommes en chemise blanche et pantalon brun, un par cellule. Ce sont les malades. Immobiles, figés dans des poses différentes.
Au-dessus des cellules, des numéros : 999, 1000, 1001… Sur l’avant de la scène, une petite table avec une lampe à abat-jour et plusieurs chaises autour. S'y tient un homme d’une quarantaine d’années, rougeaud, grassouillet, aux gestes brusques. C’est le Médecin en chef.
Le Médecin en second et le Troisième médecin détachent Pantéléev. Le Médecin en second est grand, corpulent, son œil furieux lance des étincelles.
Le Troisième arbore une mine triste.
MEDECIN EN CHEF – Voilà un nouveau. Où allons-nous bien pouvoir le caser ?

LE TROISIEME MEDECIN – On trouvera.

LE MEDECIN EN CHEF – Mets-toi là, mon gars. Ton nom ?

PANTÉLÉEV (timide) – Pantéléev... (A voix basse) : Où sommes-nous ?

LE MÉDECIN EN SECOND – Vous le saurez très bientôt.

Entre le Policier en civil. Les médecins se lèvent, se mettent au garde-à-vous et saluent.

LE POLICIER EN CIVIL - Repos ! Bonjour, camarades !

LES MEDECINS (en chœur) – Bonjour ! Camarade…

LE POLICIER EN CIVIL (d’une voix douce) – Appelez-moi Arkadi Pavlovitch.

LES MEDECINS – Bonjour, Arkadi Pavlovitch !

MEDECIN EN CHEF – Bon, de quoi souffre-t-il, ce Pantéléev ?

LE POLICIER – Vous savez bien. Le truc habituel... Comment se porte donc le n°1005 ?

LE MÉDECIN EN SECOND (maussade) – Sans changements.

LE MEDECIN EN CHEF (empressé) – Mais nous pouvons vous montrer le n° 1007, il n'y a qu'à demander ! (Il appelle) : Par ici, le Mille sept !
Un homme sort d'un des compartiments, s'avance à petits pas et s’arrête devant les médecins. Ses traits expriment confusion et abattement.

LE MEDECIN EN CHEF (gentil) – Tu sais bien, à présent, que tu es libre ?
N° 1007 (d’une voix sourde) – Oui, je le sais bien.

LE TROISIEME – Et avant, tu pensais…
N° 1007 – Je pensais être un esclave.

LE MEDECIN EN CHEF (vif) – Mais tu étais très malade, alors, n’est-il pas vrai ?
N° 1007 – Oui, je le sais bien.

LE MEDECIN EN CHEF – Maintenant que tu es guéri, tu sais que tu as toujours été libre et que seule ta maladie t'empêchait d'en profiter pleinement.
N° 1007 (se frottant le front, péniblement) – C'est bien ça.

LE POLICIER CIVIL – Votre opinion sur notre Patrie ?
N° 1007 (d'une voix criarde) – C'est la plus libre du monde ! Plus haut, l'étendard ! Serrons les rangs ! En avant, une fois pour toutes, résolument, définitivement !

Le Médecin en second lui tend un masque. Le malade se le met automatiquement et retourne au pas vers sa cellule 1007.

LE POLICIER EN CIVIL (se frottant les mains) – Bravo ! Docteur, vous êtes un véritable as de l'âme humaine ! Je saurai me montrer reconnaissant. Bonne continuation, à vous tous. (Il sort).

LES MEDECINS (se levant, de concert) – Portez-vous bien, Arkadi Pavlovitch !

LE MEDECIN EN CHEF (d'une voix caressante) – Eh bien, Pantéléev, combien donc font cinq fois cinq ?

PANTÉLÉEV (hébété) – Vingt-… vingt-…

LE TROISIEME (gentiment) – Réfléchissez à votre guise... Nous avons tout notre temps.

Les médecins rient sous cape.

PANTÉLÉEV (apeuré) – Vingt… cinq !

LE MEDECIN EN CHEF (roucoulant) – Bien ! Et six fois neuf ?

PANTÉLÉEV (craintif) – Cinquante-…

Le Médecin en second prépare une seringue.

Cinquante-quatre !

LE MEDECIN EN CHEF – Neuf par six ? (Brusque) : Répondez vite !

PANTÉLÉEV (tremblant) – Même chose… Cinquante-quatre !

LE MEDECIN EN CHEF (caressant) – Vous voyez, comme vous êtes mal, Pantéléev – comme vous êtes profondément atteint. (Compatissant) : Ne pas savoir combien font cinq fois cinq, sans parler de six fois neuf ! O, comme il est mal !

Les médecins éclatent en sanglots, la tête dans leurs mains.

MEDECIN EN CHEF – Pantéléev ! Cellule n°1008, et que ça saute ! Régime sévère : pas de viande, pas de poisson, pas de gras, pas de sucré, pas de salé, pas de chaud, pas de froid !

Pantéléev, se retournant de droite et de gauche, se dirige vers le compartiment au n°1008.

Dans un cri soudain le Médecin en second se jette sous la table, à quatre pattes se met à tourner autour de ses collègues, s'arrête devant le Médecin en chef en essayant de lui arracher la blouse. L'autre le saisit par la main et l'immobilise, le fixant droit dans les yeux.

MEDECIN EN CHEF – Du calme, collègue, du calme…

LE MÉDECIN EN SECOND (dépité) – Elle m'a encore filé entre les mains ! Bien sûr, si vous vous mettez sans cesse dans mes pattes, je ne pourrai jamais l'avoir ! (Il pleurniche).

LE MEDECIN EN CHEF (mine de le consoler) – Mon pauvre ami… la souris a filé… elle a encore filé…

LE MÉDECIN EN SECOND (larmoyant) – Quelle guigne !

LE MEDECIN EN CHEF – Allons, venez, je vous raccompagne. (A la cantonade) : Qui est de garde aujourd’hui ?

LE TROISIEME MEDECIN – C’est moi !

Le Médecin en chef et le Médecin en second sortent. Le troisième s'installe à la table. Bruits de papier. Il écrit sans s'interrompre une seconde.

La lune se lève, éclairant les chambres-cellules au travers des barreaux des lucarnes. Depuis sa cellule, on voit apparaître la face de Pantéléev.

PANTÉLÉEV – Voilà donc où on m'a conduit… (Il examine les murs de sa cellule). Que faire ? Comment tout cela va se terminer ?
Pause.
A quoi bon crier ?..
Pause.
A quoi bon se cogner la tête contre les murs.

Une ombre se dessine dans un rectangle de lumière sur le sol de sa cellule.

Pantéléev lève les yeux vers la lucarne.
Il voit le visage de la Mort derrière les barreaux, crie et se cache contre le mur. La Mort disparaît pour reparaître, l'instant d'après, sur le seuil de sa cellule. Sur une épaule, elle porte une trousse de premiers secours marquée d'une croix rouge et sur l’autre, tel un fusil, une faux.

LA MORT (avec douceur ; elle a une voix très féminine) – Tu n'as rien à craindre de moi, Ivan.

PANTÉLÉEV – Mais… N'es-tu pas la Mort véritable ?..

LA MORT (affectueusement) – Serais-je la plus terrible chose au monde ?

PANTÉLÉEV (se ravisant, soulagé) – Mais, admets qu'il y avait de quoi être surpris. Mais, après tout …

LA MORT – C'est sans doute la première fois que tu es ici ?

PANTÉLÉEV – En effet.

LA MORT – Aïe-aïe…

PANTÉLÉEV (angoissé) – Qu'ai-je dit ?..

LA MORT – C'est que, j'y pense… Ne sortent d'ici que ceux qui y ont déjà séjourné auparavant.

PANTÉLÉEV – Mais, n'es-tu pas la bonté même, Mort chérie ?

LA MORT – C'est vrai. Vous êtes tous mes protégés. Vous êtes tout ce que j’ai de plus cher au monde.

Ils devisent à voix basse.

Un nœud coulant descend et reste suspendu devant le Troisième médecin.

TROISIEME MEDECIN – Oh !.. Encore toi ! (Il se cache le visage avec les mains. Le nœud vient effleurer sa tête). Ah, mais ! Vas-tu me laisser !
Il court en tous sens à travers la scène. Le nœud le poursuit, flottant au-dessus de sa tête.

Attends, donc ! Je t'ai expliqué que… Je vais tout t’expliquer... C'est à devenir fou…

Les malades s'avancent du fond de leurs cellules et, intrigués, observent le médecin.
Pardon ! Mille pardon ! Ce n’est pas moi ! Ce sont eux, oui, eux ! Arkadi Pavlovitch est venu… Non, pas lui… Enfin, peu importe. Et il a décidé… (il fait un clin d'œil à la Corde…) – tu vois ce que je veux dire…

La Corde se rapproche de lui.

Sans quoi, je risquais de perdre ma place… Des enfants, une famille à nourrir !

Le nœud se rapproche de plus en plus.

Aïe ! Aïe! Aïe ! Pitié ! Ils me font peur ! Tout me fait peur ! J’ai peur. Je demande pardon ! Que ceux-là me pardonnent !
Il désigne les malades. Le nœud coulant s’immobilise. Les malades lentement regagnent leurs cellules. La corde se remet en mouvement.
A-a-a-a-a !
Il s’enfuit, poursuivi par le nœud coulant.

LA MORT – T'es drôle, Pantéléev. Un vrai gosse.

PANTÉLÉEV (avec ardeur) – Mais pourquoi, pourquoi ! De quel droit ?..

LA MORT (riant et lui tapotant l’épaule) – Ne sois pas si procédurier !.. Mais, bon ! Nous bavardons, nous bavardons ! Voici pour toi un petit cadeau.

La Mort sort une pomme de sa trousse et la lui tend.

Troisième Scène

Même lieu, de jour. Les trois médecins, armés de seringues.

MEDECIN EN CHEF – Comment allons-nous appeler notre nouvelle trouvaille ?

LE MÉDECIN EN SECOND – L’Extase !

LE TROISIEME MEDECIN – Le Bonheur !

LE MEDECIN EN CHEF – Ou alors : Fidélité à la Cause Commune ?

LE MÉDECIN EN SECOND – Un peu lourd, non ?

LE TROISIEME MEDECIN – Et si on l'appelait Oulianine, en l'honneur du guide du prolétariat mondial ?

LE MEDECIN EN CHEF – Génial ! Formidable !

Les médecins se prenant par la main et forment une ronde.

LE MEDECIN EN CHEF – La Grande Chimie au service des masses laborieuses !

LE MÉDECIN EN SECOND – Nous déposerons des brevets ! Nous serons célèbres dans le monde entier ! Grâce à notre Oulianine !..

LE TROISIEME MEDECIN – Mais à présent, au travail ! Qui va être le premier heureux bénéficiaire ?
Ils se dirigent vers la cellule de Pantéléev. Les malades apeurés reculent au fond des cellules.

MEDECIN EN CHEF – Pantéléev ! Nous venons de mettre au point une molécule extraordinaire !

LE MÉDECIN EN SECOND – Tu vas guérir en un rien de temps, et tout va finir par rentrer dans l'ordre.

PANTÉLÉEV (timidement) – Est-ce vraiment nécessaire ?.. Je me sens très bien…

Eclats de rire.

MEDECIN EN CHEF (rit, en se tenant les côtes) – Il se sent bien !

LE MÉDECIN EN SECOND – Haha ! Quel toupet ! Il se sent bien !

LE TROISIEME – Haha ! Regardez-le ! Il sait mieux que nous si et comment il se sent !

LE MEDECIN EN CHEF – Estime-toi heureux, Pantéléev, que l’Etat te soigne, te nourrisse, te chausse, t'habille, et le tout, gratis ! Ça ne te coûte pas un kopeck. Chez nous, n'oublions pas que la médecine est gratuite ! Haha !
Ils arrêtent de rire et se jettent sur Pantéléev. Brève et vive empoignade. Pantéléev est au sol, face contre terre, les bras tordus dans le dos. Le Médecin en chef – chantonnant dans sa barbe : la, la-la, la-la ! – frotte d’un geste automatique le bras de Pantéléev avec un bout de coton. Puis, dans un reflet de lumière, l’aiguille est plantée dans la chair.

Les médecins regagnent leur table de travail.

MEDECIN EN CHEF – Voilà qui est fait. Occupons-nous des autres à présent…

Pantéléev se relève. Il tend les bras comme un aveugle et, titubant, tourne en rond dans sa chambre.

PANTÉLÉEV – Qu’est-ce qu'il m’est arrivé ? Où suis-je donc ?.. Ah, mais, je suis sur un balcon, voyons ! Et, tout là-bas, cette magnifique vallée et sa rivière ! Qu'est-ce qu'il serait bon d'y être ! Allons-y, de ce pas !
Il avance et bute contre le mur. Il se lance alors dans des mouvements de danse désordonnés, chantant : la-la ! tra-la-la ! tra-la-la !


Quatrième Scène


De nouveau, nuit et clair de lune. Assis à la table, le Médecin en chef est de garde. On voit Pantéléev allongé sur le sol de sa chambre. La Mort réapparaît à sa fenêtre.

PANTÉLÉEV – Ma douce amie !..

La Mort entre dans la cellule de Pantéléev.

LA MORT – Salut, salut !

PANTÉLÉEV – Ah, te voilà ! Je commençais à désespérer !..

LA MORT – C'est moi ! Regarde, je t’ai encore apporté un cadeau… J’en ai aussi pour tes voisins… (Elle fouille dans sa trousse).

PANTÉLÉEV – Je ne suis donc pas seul ici ?..

LA MORT (rit et balance sa main) – Non, bien sûr.

PANTÉLÉEV (inquiet) – Mais, je suis ton préféré, quand-même ? Pour toi, je compte plus que les autres, dis ? Tu n'as personne, que moi ?..

LA MORT (après un temps de réflexion) – Oui, sois tranquille : je n'ai que toi …

Des voix chantent une douce mélodie pleine de tristesse.

PANTÉLÉEV – Quel est ce chant… ?

Une pause.

LA MORT – C'est le chant des Ames, mon doux ami…

Pause.

Et ton âme chante avec elles… Ne la reconnais-tu pas ?

Pause.

PANTÉLÉEV (à voix basse) – Parfaitement, ma bien-aimée ! M'emmèneras-tu dès aujourd'hui ?
LA MORT – Soit, mon petit…

Entre le Cauchemar. C’est un monstre hirsute, informe, aux lèvres écarlates et aux yeux de braise. Il s'approche à pas de loup du Médecin en chef et l'étreint par les épaules. Le médecin se retourne pétrifié, hurle, puis se précipite à l'autre bout de la table. Le Cauchemar, rictus aux lèvres, tend vers lui ses bras. Le Médecin en chef se saisit du verre et de la fiole posés sur la table, se verse le produit goutte-à-goutte, recule, les yeux fixés sur le Cauchemar, qui continue pas à pas d'avancer sur lui.

MEDECIN EN CHEF – Un ! Deux ! Trois ! Quatre !..
Se contorsionnant et ouvrant grand sa gueule rouge sang, le Cauchemar tend ses mains au cou du médecin, lequel avale sans tarder le remède. Aussitôt, le Cauchemar commence à s'affaisser, se traîne en se tortillant vers les coulisses et disparaît dans l'obscurité.

MEDECIN EN CHEF – Ouf…
Il s’éponge le front avec un mouchoir, inspecte les recoins, et finit par s'assoir à la table.

Chant suave et plaintif des âmes.

PANTÉLÉEV (anxieux) – Partons-nous bientôt ? Le jour commence à se lever.

LA MORT (affectueuse) – Je te l'ai promis, ne crains rien…

Les malades se montrent un à un aux portes de leurs cellules.

PREMIER MALADE (en étouffant sa voix) – Mort, viendras-tu me voir ?

UN DEUXIEME (dans un murmure) – A moi, la Mort !..

UN TROISIEME – Mort, vas-tu venir ?..


Chœur des âmes.

Les malades – les uns à mi-voix, d'autres dans un soupir, sur un ton suppliant, exigeant, capricieux ou inspiré, appellent :
- Dame Mort !
- Dame Mort…
- Dame Mort...
- Dame Mort…
- Dame Mort !

De loin parvient le chant triste des Ames.

LA MORT – Je me faut les apaiser, puis nous nous mettrons en route.

La Mort passe devant chaque malade et leur offre, les trouvant dans sa trousse, à qui un bonbon, à qui une pomme, caresse un troisième sur la tête, encourage un autre d’une tape sur l’épaule.
Le premier plan est dans l'ombre. L'aube se lève, le ciel revêt des tons pastels turquoise, azur, rose.
Sur le toit, noyées dans l’obscurité, on distingue la Mort et Pantéléev.

LA MORT (avec tristesse) – Te voici libre, petit.

Pantéléev se tourne de tous côtés, son visage rayonne.

PANTÉLÉEV (extatique) – Je suis libre !

LA MORT – Disons-nous adieu, veux-tu ?..

PANTÉLÉEV – Ne veux-tu pas m'accompagner ?

LA MORT – Non, mon enfant, il m'est interdit d'aller plus loin.

Pantéléev et la Mort s’embrassent. Avec un mouchoir blanc la Mort se tamponne les orbites vides.

PANTÉLÉEV – Libre !..

Il fait un pas, et s'envole à l’horizon, les bras tendus en avant. La Mort, appuyée sur sa faux, agite vers lui son mouchoir.

Chœur des âmes.

Moscou, 1971

This page is powered by Blogger. Isn't yours?