Friday, March 17, 2006

 

Mozart et Salieri

une mini-tragédie

Traduit par Ara Moussaïan
avec le concours amical d'Anne Laurent



ACTE I
Salieri, seul.

Salieri

Quoi ! Le jeune hurluberlu, sans connaître la fatigue de l'étude –
Nous aurait tous coiffés sur le poteau ! La vie est invivable.

Mozart entre d'un pas pressé.

Mozart

Je me suis tué, aujourd'hui, à composer cette petite chose. Veux-tu l'entendre, Salieri ?

Salieri

Avec joie, très cher
Mozart !
Mozart se met au piano et joue.

(chafouin) Comme on étouffe ici.

Mozart

Tu as raison. Sers-nous à boire.

Salieri

(d'un voix sourde) Tout de suite.
Il plonge un comprimé dans le verre de Mozart.

Tiens, goûte-moi ça !
Mozart vide son verre.

Mozart

Quelle soudaine torpeur me saisit…

Salieri
(agité)

Tu as sommeil ?

Mozart

Je rentre dormir... Adieu.
Il sort.

Salieri

Adieu, l'ami ! Ton sommeil risque d'être long.


ACTE II

Salieri, près d'une fenêtre, un manuel d'algèbre à la main.


Salieri

J'ai vérifié l'harmonie par l'algèbre
Et n'y ai trouvé aucune erreur.
Je m'y connais en mélodie. J'ai composé de nombreuses œuvres dont beaucoup ont eu des récompenses :
j'ai eu le prix Congourt et la Pâquerette aussi!

Entre Mozart

Mozart

Salut !

Salieri

Arrière, fantôme !

Mozart

Qu'as-tu ? Tu n'es pas bien ?


Salieri

Qui, moi ? Sans doute …



Mozart

J'ai bien dormi. Ce matin, j'ai été réveillé par le son d'un violon.

Je suis sorti à la fenêtre. Un musicien des rues
Jouait ma cent huitième symphonie.
Mozart rit de bon cœur.

Salieri

Un vagabond crasseux, qui a dû massacrer
Un chant puisé des cieux !
Et ça te rend heureux !

Mozart

Je l'ai régalé, le pauvre hère,
D'une coupe de vin. Au fait, Salieri,
Je n'ai rien mangé depuis ce matin.

Salieri
(s'animant) Tiens donc !

Je t'apporte quelque chose.

Il ouvre une boite de conserve.

Tu m'en diras des nouvelles.

Mozart mange de bon coeur.

Mozart

Tu ne manges pas ?

Salieri
(gêné) J'ai déjà déjeuné.

Mozart


Je me sens mal. Je vais respirer un coup.
Il sort.

Salieri

Cette fois, mon Mozart, tu ne reviendras pas.
Enfin, contre le destin, j'ai pu faire triompher la justice.






ACTE III


Salieri écrit, assis à la table.
Mozart entre, s'approche par derrière sur la pointe des pieds et lui met les mains devant les yeux.

Salieri

C'est toi, Mariette ?

Mozart

Hum…


Salieri

Alors, c'est Madeleine ? Constance ? Marguerite ?
Ah, ça y est, je te reconnais : c'est toi, Natacha !.. Non ?

Mozart rit de bon cœur. Salieri se retourne, bondit de sa chaise, les poings serrés.

Tu es encore vivant, fêtard invétéré !

Mozart

Plaît-il ?

Salieri

Non, rien… Je ne me sens pas très bien.

Mozart

Veux-tu qu'on appelle un médecin ?

Salieri

Au fait, si tu faisais un saut jusqu'au troquet du coin : on vient de leur livrer de la bière.

Mozart

A tout de suite.

Il sort.

Salieri

O, démons ! O, sage Locuste !
Le désespoir m'étreint le coeur.
S'est-il accoutumé au poison,
comme ce vieux roi, Mithridate ?..

Essayons ce dernier remède…

Il cherche dans sa malle de voyage.
Entre Mozart.

Mozart

Gagné !
Je suis arrivé à temps pour les dernières bouteilles…
Que cherches-tu donc ?

Salieri

Un bouton qui manque à mon pourpoint.

Mozart

Allez ! Passe-moi plutôt le sel et apporte les chopes.

Salieri pose une salière sur la table.

Salieri

Voilà.

Mozart

Il a une drôle de couleur, ce sel.

Salieri
(geignard)

Il est resté trop longtemps au soleil.


Mozart
(songeur)

Cette teinte bleutée… Etrange.

Salieri
(décidé)

Ce qui compte, c'est le goût, pas vrai ?

Mozart

Au fait, Salieri, est-il bien vrai
que Beaumarchais a empoisonné quelqu'un ?

Salieri s'étrangle et tousse.

Salieri

J'en doute. Il ignorait l'algèbre.

Mozart

Bien. Buvons, donc !

Salieri

A ta santé !

Mozart sale la bière et boit.

Mozart

Hou-là, décidément !

Salieri

Te sens-tu mal, Mozart ?

Mozart chancelle.

Mozart

Des cercles verts devant mes yeux…
La terre se dérobe... De l'air !..

Il sort.

Salieri pleure de joie.

Salieri

O, Ciel !
Enfin, ce grand musicien qui ignora l'algèbre
Ne pourra plus jamais venir troubler notre paix.



ACTE IV

Salieri se dirige vers la sortie et se heurte à Mozart qui entre.

Mozart

Ami, je crois que j'ai un peu abusé, hier, côté boisson.

Salieri regarde Mozart, comme un animal traqué.

Mais, qu'as-tu, l'ami.
Ce matin, un inconnu en imperméable
est venu chez moi. Sans se nommer, d'une voix triste,
il m'a commandé une messe puis a disparu…

Il va vers le piano, se met à jouer, Salieri fond en larmes.

Tu pleurs, Salieri ? Tu aimes ma musique,
comme moi, la tienne. Nous sommes deux génies.

Salieri
(à travers ses larmes)
Je vais faire du café !

Il met sur la table tasses, soucoupes, sucrier.


Mozart

Du sucre vert ! Voilà qui est nouveau.
Jadis, il était blanc…

Salieri
(impatient)

Il vient des Indes. C'est un cadeau
que m'a rapporté un de mes amis négociant.

Mozart

Les Indes ! Quel merveilleux pays. Y as-tu séjourné ?

Salieri

Plus d'une fois.

Mozart boit. Son collègue regarde fixement le grand compositeur.

Mozart

Quel délicieux café !

Salieri fond en larmes.

Qu'as-tu donc ?

Salieri

Ton requiem a bouleversé mon âme.

Mozart

Comme tu peux être sensible !

Salieri

Laisse-moi boire une gorgée de ta tasse !

Mozart

Tu me parais bien étrange, aujourd'hui.

Salieri

Je veux comprendre, enfin !

Mozart
(en aparté)

Il insiste.

Salieri boit dans la tasse de Mozart.

Salieri

Fameux !

Il tombe mort.

Mozart

Ça, alors !.. On dirait qu'il est mort ?
Je vais prendre l'air.


Il finit son café et sort.




FIN



 

Un mot de traducteur

Dans une de ces pièces-miniatures qui n'appartiennent qu'à lui – "dramuscules" à la Thomas Bernhard, mais sans leur côté "engagé"-enragé – Nicolas Bokov nous sert une réjouissante allégorie de ce qu'aura été le régime du "socialisme dans un seul pays" – avec la faillite du fameux slogan d'où tout semble parti, et dont une variante, imaginée par Jarry, aurait pu s'écrire : "Salieri de tous les pays, unissez-vous !"

Fidèle à sa première manière illustrée par La tête de Lénine, Bokov, par une pirouette toute dialectique, renverse, en le prenant à la lettre, l'argument pouchkinien de l'empoisonnement de Mozart par Salieri : Mozart n'est-il pas immortel ? Scandaleuse pactisation de la Mort et du Génie !

Agneau dont repoussent les têtes...

Soixante-dix ans de raccourcissement de tout ce qui dépasse, pour finir, un beau jour, par lâchement abandonner. Juste, avant la toute dernière, peut-être : celle après laquelle plus rien ne repousserait.

Pas de salut collectif – telle semble la leçon de ces pages, au regard de cette histoire, qui débuta avec le siècle et prit tout le siècle en otage pour se raconter.

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